L'aventure de Mme Muir
« - je sais que vous êtes là et que vous essayez de me faire peur
- Essayer ? Javais à peine commencé. Mais je dois reconnaître que contrairement à vous, les autres auraient déjà filé »
Londres, début du 20ème siècle. Lucy Muir est une jeune et jolie veuve. Un an après le décès de son époux, elle décide de quitter sa belle-famille pour sinstaller avec sa fille dans une maison sur la côte. Avec une rente limitée, elle na quun choix de maison restreint, cependant elle jète son dévolu sur un charmant cottage que tout le monde dit hantée par son ancien occupant, le Capitaine Clegg. Peu après son installation, ce dernier ne tarde pas à apparaître un soir à Lucy. Cette dernière, peu effrayée, va se montrer plutôt tendre et compréhensive face au fantôme du Capitaine, plutôt rustre et bourru. Au fil des jours, ils vont tisser les liens dune relation troublante, teintée autant damitié que damour. Pour résoudre ses problèmes dargent et afin de la voir rester dans sa maison, le Capitaine propose à Lucy de lui dicter ses mémoires de marin et de faire éditer le livre. Mais alors quelle porte le manuscrit chez un éditeur, elle fait la rencontre de Miles Farley, écrivain aux manières de gentleman qui lui fait une cour assidue. Une cour qui savère rapidement payante, puisque Lucy semble céder au charme de lécrivain, délaissant peu à peu le Capitaine, qui semble par la force des choses seffacer de plus en plus. Et si celui-ci navait été quun rêve ?
« Je suis réel parce que vous le croyez, et je le serais tant que vous continuerez à y croire »
Pour avoir commenté plusieurs de ses films sur ce blog, je ne métendrais pas davantage sur la présentation de cet immense réalisateur quétait Joseph L. Mankiewicz. Scénariste et dialoguiste de génie, producteur talentueux, lhomme jouit déjà dune certaine reconnaissance à Hollywood avant de passer derrière la caméra. Un passage accéléré par lopportunité qui lui est présentée de remplacer le grand Lubitsch, malade, sur le tournage du « Château du dragon » (1946). Réalisé en 1947, « Laventure de Mme Muir » est sa quatrième réalisation, mais aussi son premier vrai succès à la fois critique et public. Cest loccasion pour lui de poser les jalons dun style qui sera le sien, marqué par limportance des dialogues, toujours parfaitement ciselés, la présence originale de monologues, et un gros travail sur la temporalité (lhomme deviendra un des spécialistes du flash-back). Des caractéristiques qui nauront de cesse de marquer une uvre jalonnée de chef duvre tels que « Chaînes conjugales » (1949), « Eve » (1950), « La comtesse aux pieds nus » (1954), « Soudain lété dernier » (1958), ou encore « Le reptile » (1970). A noter quétonnement, Mankiewicz nest pas scénariste de ce film. Cest Philip Dunne (qui a par ailleurs signé ladaptation de « Quelle était verte ma vallée » de Ford en 1946, réalisateur par ailleurs de films mineurs) qui signe ce scénario.
« Vous auriez aimé le Cap Nord, les fjords au soleil de minuit. Les Barbades où le bleu de leau tourne au vert. Les Falkland où le vent du sud fait jaillir lécume de la mer. Tant de choses, Lucia, que nous aurions pu découvrir ensemble. Je men vais. Dans quelques années vous ne vous souviendrez que dun rêve et les rêves disparaissent toujours au réveil. »
Il est des chefs duvre indémodables. « Laventure de Mme Muir » fait incontestablement partie de ceux-là. Difficile à la base de classer le film dans une catégorie : nétant véritablement ni une comédie romantique, ni un drame, ni un film fantastique, ce film aura de quoi déconcerter en apparence une large part des spectateurs. Pourtant, au-delà de latmosphère surannée si charmante, et du scénario si simple en apparence, Mankiewicz nous invite à un véritable petit bijou de légèreté et de poésie. En cela, il doit énormément au scénario de Philip Dunne, qui brille par son intelligence et sa délicatesse. Car contrairement aux comédies romantiques produites de nos jours et en quantités industrielles, « Laventure de Mme Muir » ne verse jamais dans le sentimentalisme guimauve et facile, ni dans la mièvrerie synonyme de succès. Au contraire. Les sentiments des deux protagonistes lun pour lautre sont empreints dune grande pureté et dune grande pudeur (ils prendront toujours soin de ne rien se dire de compromettant, jouant sur les non-dits et les insinuations, ou attendant le sommeil de lun pour parler sans être entendu), qui renforcent la charge émotionnelle de lensemble. La deuxième force majeure du scénario étant de brouiller les pistes entre rêve et réalité. Nous ne savons jamais quelle est la part de rêve dans la relation quentretien Mme Muir avec lancien habitant des lieux. Sentiment renforcé lorsque le Capitaine, après une déchirante déclaration durant le sommeil de Lucy, lui fait ses adieux, blessé de la voir séloigner vers un autre homme, pour ne plus jamais réapparaître. La suite ne fera que renforcer le romantisme profond de cette uvre, où le prince charmant savère être un escroc cynique de la pire espèce, enfermant Lucy dans une méfiance et un désintérêt pour les hommes, ne pensant plus, jusquà la fin de sa vie, quà ce capitaine quelle croit finalement navoir que rêvé.
« - Vous nêtes quun esprit
- Lui nest quun corps »
A ce scénario fort dun véritable romantisme et dune atmosphère à la fois alternant onirisme et mélancolie, Mankiewicz ajoute une esthétique à la fois sobre et délicate. La grâce de ses mouvements de caméra et la sensualité qui se dégage de ses plans sont accentués par le magnifique noir et blanc de limage, très léché, et jouant magnifiquement à alterner (comme lhumeur des personnages), les phases les plus lumineuses et celles plus intimes et mélancoliques de clairs obscurs. Il en va de même pour la musique très présente et précieuse de Bernard Hermann. Pour parachever la réussite totale de ce film, Mankiewicz peut également se vanter de sa direction dacteurs. Les trois interprètes principaux sont fabuleux. Si George Sanders est très crédible en séducteur cynique, on retiendra surtout la belle prestation de Rex Harrison (qui joua plusieurs fois pour Mankiewicz, obtenant au passage lOscar pour « Cleopatre » (1960)), dont le charisme, le physique et la voix grave habitent parfaitement ce personnage de Capitaine, pouvant se montrer aussi bien rustre avec ses histoires de marin, que sensible, lors de ses adieux à Lucy. Objet de leurs convoitises, la magnifique et trop rare (et trop injustement oubliée également) Gene Tierney trouve ici son plus beau rôle.
« Comment te dire ? On peut se sentir très seule parmi les gens, même parmi ceux quon aime »
Grand classique sil en est, « Laventure de Mme Muir » demeure une des plus belles histoires damour contée au cinéma à ce jour. Reposant sur un duo de personnages devenus légendaires, il propose une histoire romantique et mélancolique où onirisme et désillusion se succèdent perpétuellement. Mis en scène avec sensualité et sobriété, interprété par des comédiens dexception, ce grand classique aura depuis été une grande source dinspiration pour les réalisateurs (« Les noces funèbres » de Tim Burton, par exemple), mais naura jamais été égalé. Des films comme « Ghost » (Zucker 1990), « Sweet november » (OConnor 2001), ou encore « Entre deux rives » (Agresti 2005), bien que sen inspirant ouvertement, sont le parfaitement exemple de ce quil ne fallait pas faire sous peine dêtre des anti-« Mme Muir ». Un grand classique, à voir absolument.
Pour les plus curieux ou les plus fans, je vous conseille daller faire un petit tour, sur le Blog de Fritz, qui propose un joli portrait de la comédienne Gene Tierney.
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