Bons baisers de Bruges
« Cette ville est vraiment un trou : même les nains se droguent pour oublier »
Après un contrat qui a mal tourné à Londres, deux tueurs à gages reçoivent l'ordre d'aller se faire oublier quelque temps à Bruges. Ray est rongé par son échec et déteste la ville, ses canaux, ses rues pavées et ses touristes. Ken, tout en gardant un oeil paternaliste sur son jeune collègue, se laisse gagner par le calme et la beauté de la cité. Alors qu'ils attendent désespérément l'appel de leur employeur, leur séjour forcé les conduit à faire d'étranges rencontres avec des habitants, des touristes, un acteur américain nain tournant un film d'art et essai européen, des prostituées et une jeune femme qui pourrait bien cacher quelques secrets aussi sombres que les leurs... Quand le patron finit par appeler et demande à l'un des tueurs d'abattre l'autre, les vacances se transforment en une course-poursuite surréaliste dans les rues de la ville...
« Je suis content quon ai pu lui offrir de voir Bruges avant quil ne meure. Si cétait moi, je sais que jaimerai revoir Bruges avant de mourir »
Malgré une campagne de promotion assez catastrophique (il ny a quà voir laccroche du film sur laffiche : « La Belgique : ses moules, ses frites et ses tueurs à gages »), ce « Bons baisers de Bruges » était porté par une excellente critique qui nous promettait une sorte dovni électrique, potentiellement appelé à devenir culte. Une sorte de coup de maître pour le réalisateur Martin McDonagh qui, auréolé dun oscar pour son court métrage « Six shooter » en 2006, réalise ici son premier long. Un premier long au casting hétéroclite, dont lidée lui sera venu quelques mois plus tôt lors dun séjour dans la « Venise du nord ». Pour la petite histoire, si le film est censé se passer à lépoque de Noël, le tournage pour sa part a eu lieu à partir de février 2007, et aura nécessité que la municipalité de Bruges conserve ses décorations jusquen mars. Une note explicative à même été envoyé à tous les administrés de la ville !
« Je sais que je suis éveillé mais jai limpression dêtre dans un rêve »
Les tueurs à gages ont aussi des états dâme : quon se le dise, le sujet semble assez en vogue ces dernières années, quil soit traité sur le mode du film noir (« Léon », « La mémoire du tueur »), ou de la comédie (« Mon voisin le tueur », « You kill me », « Kiss kiss bang bang »). Rien de très original à priori donc. Sauf que McDonagh a ici lintelligence de mêler habilement les deux genres dans un seul et même film. Jouant dentrée sur le décalage entre limage de la ville touristique et culturelle peu réputée pour son ambiance festive et celle des tueurs à priori assez frustres et aussi à laise dans cette ville musée que deux éléphants dans un magasin de porcelaine, le réalisateur va construire son récit telle un drame de théâtre shakespearien en trois actes. Trois actes qui lui permettront une géniale évolution des genres, du plus léger au plus sombre. Une ascension crescendo qui voit le réalisateur passer successivement dune introduction légère et humoristique à une présentation émouvante du drame qui prend une dimension christique et des états dâme qui rongent nos personnages, avant enfin de les plonger dans un final forcément noir et électrique. Cette montée en puissance est gérée très intelligemment par le réalisateur qui impose à la fois une écriture redoutablement fine et intelligente, et une maîtrise totale de son scénario qui ne souffre daucun gras. Ainsi, McDonagh étale ses talents dauteur tout dabord dans sa manière de dessiner ses personnages : parfaitement creusés, se jouant des stéréotypes et sans jamais sombrer dans un quelconque manichéisme, il parvient à nous les rendre à la fois audieux, attachants et émouvants, et à nous faire croire à leur relation damitié et de filiation. De même, il réalise ici un scénario parfaitement cohérent, bourré de retournements et dincertitudes, qui tient parvient à faire naître une tension qui grandit jusquau final étourdissant. Et le tout sur une tonalité plutôt décomplexée et moderne, mélange dhumour british (limprobable dialogue à propos de la ville de « conte de fées », ou à propos des « alcôves ») décalé, souvent politiquement incorrect (on ose surpasser certains tabous et se moquer en vrac des « minorités intouchables » tels les nains ou les gros), qui vient masquer ici un désespoir profond et un drame infini. Enfin, force est de constater que McDonagh simpose ici comme un dialoguiste génial, capable denchaîner des répliques absurdes et vachardes qui font mouche à tour de bras.
« Cest peut-être ça lenfer : être coincé pour léternité à Bruges »
Aussi, si on rit beaucoup durant ce « Bons baisers de Bruges », le réalisateur parvient à ménager quelques scènes beaucoup plus émouvantes qui réussissent à nous toucher sincèrement. On est ainsi forcément sensible à la détresse suicidaire de Ray, à ses états dâme et aux larmes quil verse en repensant à sa bavure. Une scène tout aussi émouvante que celle du sacrifice de Ken, dune beauté formelle et dune sensibilité incroyable. Il faut dire que la réalisation de McDonagh est tout aussi irréprochable que son scénario. Le choix dune photographie assez sombre et froide rappelle forcément les clairs obscurs des peintures flamandes et instaure un climat dentrée pesant et impersonnel. Il fait de même avec sa manière de filmer la ville de Bruges, la mettant à la fois en valeur tout en lui donnant cet aspect si austère. Enfin, la musique, à la fois très présente et très discrète, rajoute une indicible tension au récit. Pour couronner le tout, le réalisateur bénéficie de comédiens en état de grâce, à commencer par un Colin Farrell incroyable de sensibilité, qui apporte beaucoup dhumanité à son personnage de tueur un peu chien fou. La performance de ce dernier est parfaitement complétée par un extraordinaire Brendan Gleeson, qui tout en sobriété impose son charisme et sa sensibilité à son personnage. Enfin, pour compléter le trio, on notera une nouvelle grande performance de Ralph Fiennes, qui apporte beaucoup de subtilité et de nuances à un personnage qui était pourtant sur le papier le plus stéréotypé. A noter également la bonne performance de Jordan Prentice, qui se montre notamment excellent dans une scène totalement barrée où il prédit une guerre entre blancs et noirs. Au final, avec ce « Bons baisers de Bruges », McDonagh réalise contre toute attente un petit bijou, à la fois décapant, décalé et brillant. Mêlant savamment humour et film noir, son premier long simpose déjà comme une référence du genre, sorte dovni dans une production largement standardisé. Et si ce « Bons baisers de Bruges » était la bonne surprise de lannée ?
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