L'affaire Cicéron
« Le destin vous a serré la main ce soir. Ne la lâchez pas. »
Ankara, 1944. Alors que la seconde guerre mondiale fait rage aux quatre coins du monde et que son issue semble encore incertaine pour les deux camps, la capitale de la toute jeune et neutre Turquie est le lieu dun incessant et intense ballet diplomatique, et un repère despions. Une nuit, un homme mystérieux vient proposer des documents secrets britanniques de la plus haute importance stratégique aux allemands moyennant finances. Narrivant pas à percer son identité, les allemands lui donnent un nom de code : Cicéron. Pourtant, ce dernier nest autre que Diello, le serviable et très professionnel serveur personnel de lAmbassadeur de Grande-Bretagne. Afin de laider à préserver son anonymat et à cacher sa fortune liée à ses activités clandestines, il se met en affaires avec la comtesse polonaise Staviska, ruinée, pour qui il a travaillé comme gouvernant quelques années plus tôt. Mais dans ce contexte de guerre, il ne faut faire confiance à personne, et très vite, les rumeurs et les intrigues se multiplient
« Cicéron ? Intelligent, éloquent, et terriblement insatisfait. Je dirais que ça me convient bien ! »
uvre de fiction, « Laffaire Cicéron » sinspire pourtant de faits réels, en loccurrence de lune des histoires despionnage les plus connues et les plus improbables de toute la seconde guerre mondiale. Le film sappuie dailleurs sur le livre du véritable espion, Elyesa Bazna, intitulé « I was Cicero ». Une histoire légèrement retouchée, notamment par la création du personnage de la comtesse, voulu par les scénaristes pour donner un caractère plus romanesque au récit. Originalement confié au réalisateur Henry Hathaway, le film reviendra finalement à Joseph L. Mankiewicz, qui, passionné par cette histoire, aura fait le forcing auprès du producteur Darryl F. Zanuck pour obtenir la réalisation de ce film. Unique incursion dans le genre du film despionnage pour le très éclectique Mankiewicz, « Laffaire Cicéron » donnera surtout au réalisateur américain loccasion de réaliser son seul grand film européen, tourné entièrement en Turquie et avec des comédiens issus du Vieux Continent. Le film sera nommé deux fois aux Oscars de 1953, dans les catégories meilleur réalisateur et meilleur scénario.
« Je vous connais : vous ne vous intéressez à la source de votre argent que lorsquelle se tarit. Quant à votre orgueil, je sais quil vous empêchera davouer à quiconque que votre argent provient dun domestique »
Film despionnage dans la plus pure tradition des années 40 et de Hitchcock (« Correspondant 17 » en 1940, « Les enchaînés » en 1946), « Laffaire Cicéron » surprend par la qualité et la maîtrise de son intrigue et par la pertinence de son propos. Tout dabord, il y a cette grande histoire despionnage parfaitement maîtrisée. Mankiewicz peint à merveille lambiance des milieux diplomatiques dans ces zones aussi importantes et particulières que sont les capitales de pays neutres durant une guerre mondiale, où co-existent, sans contacts directes mais en chiens de faïence, les représentants des belligérants (ambiance qui rappelle un peu celle de « Casablanca » de Curtiz). Une description passionnante, peuplée de grands esprits, de paumés, et gens prêts à tout pour refaire leur vie, et parfois même agrémentée danecdotes savoureuses (les réceptions officielles sont coupées en deux parties égales afin que les pays de lAxe puis les Alliés puissent y participer sans se croiser). Dans ce contexte, cette improbable et hallucinante histoire despionnage et de trahison, pourtant véridique, est particulièrement bien menée, sans temps mort, et dans un climat de plus en plus étouffant, au fur et à mesure que létau se ressert sur le traître. Mais là encore, non content de réussir son film despionnage en agrémentant son récit déléments forcément romanesques (le personnage de la comtesse, quon imagine forcément un peu comme une sorte daventurière par la force des choses, le jeu de séduction auquel elle se livre sur Diello), Mankiewicz a le génie pour donner une dimension supplémentaire à son histoire, en loccurrence en lui donnant une dimension sociale. Car derrière ce jeu de trahisons et cette partie de poker menteur, il y a un autre combat, dont les enjeux sont bien autres que les plans secrets du débarquement ou des prochains bombardements anglais. En vendant ces documents, Diello ne cherche pas à faire triompher une idéologie plus quune autre, mais bel et bien à se sortir de sa condition de valet pour devenir le gentleman quil a toujours espéré devenir. Et au passage, il espère également obtenir les faveurs de la comtesse, objet de fantasme lorsquil travaillait pour elle, et désormais symbole de son accession à un rang social supérieur. Dans cette partie de bluff, la possession de ces documents lui permet également de se mettre en position de force, de celui qui donne les ordres à des gens dun niveau de ceux quil sert habituellement. Cest aussi pour lui loccasion de se montrer plus malin que les grosses huiles. Cette grande partie déchecs où tout le monde manipule tout le monde prend de ce fait une saveur particulière, donnant au personnage central de Diello une humanité qui le rend attachant malgré la gravité des actes quil commet. Loin de tout manichéisme des les films actuels sachèvant sur le Bien triomphant et la punition des traîtres, Mankiewicz nous livre de plus une fin exemplaire et intelligente, sur un statu quo où personne ne triomphe réellement. Une fin qui aujourd'hui peut être éclairée d'une lumière nouvelle après avoir vu le récent "Les faussaires" (Ruzowitsky - Oscar du meilleur film étranger cette année)
« - Venez avec nous au Consulat dAllemagne, vous y serez en sécurité.
- Ne me tentez pas. Tellement de gens y entrent mais nen ressortent jamais. Je me demande quels délices les y retient »
Sur la forme, il ny a rien à redire sur la mise en scène de Mankiewicz, une nouvelle fois parfaite. Mêlant formidablement suspens, espionnage, et esprit romanesque, son scénario, noublie pas non plus de distiller quelques pointes dhumour pour le plus grand bénéfice du film. Fidèle à son style, Mankiewicz privilégie une fois les dialogues, les monologues, et la relation psychologique entre les personnages que laction à proprement parlée. Pour autant, et comme à chaque fois, ce parti pris donne au film un rythme particulier, un peu plus lent que pour les autres films du genre, mais renforçant la sensation dangoisse et de cynisme. Sa direction dacteur est une nouvelle fois prodigieuse, avec en tête lexcellent James Mason. Tout en intelligence, en froideur, en distance et en cynisme, lacteur anglais excelle et habite totalement son personnage. Face à lui, la géniale Danielle Darrieux brille en fausse ingénue intéressée et beaucoup plus maline et manipulatrice quon peut le croire. Autour deux, Michael Rennie, Walter Hampden, et Oskar Karlwheis sont également très bons. Un authentique chef duvre supplémentaire dans la filmographie déjà riche de grands films de Mankiewicz, qui impose une nouvelle fois ici son intelligence, son talent, et sa tonalité résolument moderne.
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