Chaines conjugales
« Mes chères amies, je ne vous oublierais jamais dautant plus que je pars avec le mari de lune dentre vous »
Etats-Unis, une petite ville huppée de la côte est. Trois couples damis se retrouvent régulièrement à dîner ou au bal du club huppé quils fréquentent. On y retrouve le riche Brad qui a rencontré sa femme pendant la guerre où elle était engagée dans la Navy. Il y aussi George et Rita, couple moderne pour lépoque puisque lépouse ramène plus dargent à la maison que le mari, simple instituteur mais passionné par son travail et par ses idéaux. On y retrouve également Porter, riche propriétaire de plusieurs grandes surfaces de la région, et sa femme Lora Mae, sa cadette dune quinzaine dannées. Parmi leurs relations, il y a la riche, classe, et insaisissable Addie Ross, que toutes les femmes craignent car particulièrement séduisante et séductrice. Un jour, alors quelles doivent partir toutes les quatre accompagner des enfants lors dune croisière de charité, Addie Ross, qui sest décommandée, leur fait parvenir un courrier juste avant lembarquement leur annonçant son départ précipité de la ville avec le mari de lune dentre elle. Mais lequel ?
« - Pourquoi parle-t-on toujours dAddie Ross ?
- Mes chères, si vous ne parliez pas de moi, vous nauriez rien à vous dire »
On ne présente plus limmense réalisateur quétait Joseph L. Mankiewicz. Scénariste dune finesse et dune intelligence incroyable, réalisateur virtuose, il aura signé quelques-uns des plus grands chefs duvre de lâge dor Hollywoodien. A laise dans tous les styles, on lui doit entre autre le sublime « Laventure de Mme Muir » (1948), « Eve » (1951), « On murmure dans la ville » (1952), « La comtesse aux pieds nus » (1954), « Soudain lété dernier » (1959), et bien évidemment limmense « Cléopâtre » (1963). Mais plus que tout, à travers ses uvres, Mankiewicz aura également apporter une certaine modernité au cinéma. Ce « Chaînes conjugales », son sixième film, est une adaptation (quil co-signe avec Vera Caspary) dun roman de John Klempner. Réalisé en 1949, il lui vaudra la même année les Oscars du meilleur réalisateur et du meilleur scénario.
« Vous voyez Déborah, nous formons une grande et heureuse famille »
Sil est vrai que malgré les récompenses « Chaînes conjugales » nest pas le plus connu des films de Mankiewicz, il nen est pas moins un réel chef duvre. Basé sur un scénario extrêmement brillant, passant avec subtilité de la comédie au drame, Mankiewicz se sert de la lettre dAddie Ross comme prétexte pour autopsier les trois couples via des flash-backs. Chacune à son tour, les héroïnes de ce film vont se remémorer à quel moment elles nont pas su faire face ni sopposer à Addie Ross, cette femme de classe, de bon goût, omniprésente mais quon ne voit jamais (on ne peut que lentendre puisque cest la narratrice, et apercevoir ses épaules dénudées et sa cigarette derrière un mur lorsqu'elle discute avec Brad), et qui a toujours le don par ses attentions qui arrivent toujours au bon moment de créer le trouble. Cest ainsi elle qui fait livrer du Champagne pour le retour à la vie civile de Brad alors quelle nest pas là, ou encore cest elle qui offre le disque rare que voulait George pour son anniversaire que sa femme a oublier. Mais plus que tout, ces réminiscences révèlent à chacune les failles de son couple, que ce soit le sentiment dinfériorité et de malaise pour Déborah lancienne paysanne face à la vie sociale de son mari, l'arrivisme et le carrierisme de Rita qui écrase et castre de cette façon son mari, ou encore lincapacité dexprimer ses sentiments pour Lora Mae qui vient dune famille pauvre et dont le mari pense quelle ne la épousé que pour son argent. Dans tous les cas, Mankiewicz nous livre ici une critique sociale de lAmérique bourgeoise et wasp de lépoque, où prédomine des valeurs comme largent, le statut social et lapparence au détriment de lamour et de la connaissance de soi et de lautre.
« Cest curieux, les hommes sont toujours daccord sur Addie Ross et George Washington et rien dautre »
LOscar de la mise en scène est largement mérité tant Mankiewicz maîtrise son sujet. On y retrouve deux caractéristiques importantes de son uvre, à savoir des dialogues particulièrement bien sentis et savoureux, et lutilisation du flash-back. Procédé scénaristique toujours assez risqué, Mankiewicz lutilise intelligemment pour mettre en valeur les doutes et les introspections de ses personnages. Si on ajoute à cela la fluidité et la modernité de ses mouvements de caméra, on ne peut quêtre sous le charme de ce film. Sa direction dacteurs tient également de la perfection, dautant que derrière, la distribution est riche et quelle est on ne peut plus à la hauteur. Tout dabord dans les rôles principaux, on ne pourra que saluer les excellentes prestations des ses trois interprètes féminines. Que ce soit Jean Crain, parfaite en femme peu sûre delle, Ann Sothern en femme castratrice, ou la sublime et vénéneuse Linda Darnell en femme intéressée, elles jouent une partition parfaite et pèsent également beaucoup dans la réussite de ce film. Côté masculin, on retiendra les grosses performances de Kirk Douglas dans un rôle inhabituel dhomme soumis, et Paul Douglas parfait en rustre macho au grand cur.
« - Cest donc elle Addie Ross. Elle a le port dune reine.
- Les reines doivent lui ressembler »
Intemporel et dune grande modernité, « Chaînes conjugales » consacrera pour la première fois le grand Mankiewicz, lui donnant plus de latitudes et de crédits pour réaliser ses films suivants. Critique sociale acide, où le couple ne repose que sur les apparences sociales, le révélateur Addie Ross met en évidence des peurs communes à ces femmes du même milieu : la perte du mari bien sûr, mais derrière aussi la perte dun confort matériel et dun statut social, ainsi que la peur de la solitude. Scénario brillant, mise en scène dune rare fluidité, interprètes sublimes, toutes les conditions sont réunies pour faire de ce « Chaînes conjugales » un authentique chef duvre. Indispensable.
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