L'ennemi intime
« Vous êtes volontaire, bravo. Mais pourquoi nêtes-vous pas aller vous planquer à Alger ? »
Algérie, 1959. Au fin fond des montagnes de Kabylie, le lieutenant Terrien, fraîchement mobilisé et novice, se voit nommer à la tête dune petite section dans un poste avancé isolé. Idéaliste, humaniste, et utopiste, il vient aider à maintenir lordre dans un conflit qui ne porte pas encore le nom de guerre. Mais entre son second, lexpérimenté et désabusé Sergent Dougnac, ancien de toutes les campagnes coloniales, sa hiérarchie méprisante et belliciste, et la réalité du terrain, cruelle, injuste et dune violence inouïe, ses belles illusions et ses principes vont être mis à mal, et lui même va peu à peu changer
.
.
« Vous connaissez le dicton, lieutenant ? Un officier qui ne boit pas nest pas un vrai soldat ! »
La guerre dAlgérie, qui nest reconnue comme telle que depuis quelques années, reste encore aujourdhui un sujet tabou. Si bien que peu de films jusquici ont traité ouvertement de ce sujet. De « La bataille dAlger » de Pontecorvo (1966), à « Avoir 20 ans dans les Aurès » (1972), en passant par les films de Schoendoerffer, « Le Crabe-tambour » (1976) et « Lhonneur dun capitaine » (1982), les films traitant du sujet, relativement peu nombreux, commençaient à dater, et ont toujours été sujets à polémiques. Pourtant, depuis une poignée dannées, le cinéma semble avoir un regain dintérêt pour cette période encore trouble. Ces dernières années, on a ainsi pu voir des films comme « La trahison » (Faucon 2005), « Mon colonel » (Herbiet 2006), ou encore le récent « Cartouches gauloises » (Charef 2006). Pour la petite histoire, cest Benoît Magimel qui est à lorigine de ce projet. Sa rencontre avec Patrick Rotman, spécialiste du documentaire et de la Guerre dAlgérie, et qui avait dailleurs co-réalisé le documentaire « La guerre sans nom » avec Bertrand Tavernier en 1992, aura été déterminante. Côté réalisation, on retrouve un spécialiste du film daction, Florent Emilio Siri (« Nid de guêpes » en 2002, « Otage » en 2005), qui rêvait depuis longtemps de faire un film sur les guerres de décolonisation.
« - Vous avez de la famille en France, Sergent ?
- Non. Et vous ?
- Une femme et un fils
- Ils doivent vous manquer. Vous devriez aller les rejoindre »
Sujet sulfureux, acteurs prestigieux, gros moyens : « Lennemi intime » était donc attendu comme lun des films français majeurs de cette année 2007. Et le moins que lon puisse dire cest quon est pas déçu ! Rarement un film de cette envergure aura été aussi bien traité, mêlant habilement le film de guerre pur et le film psychologique, tout en tentant de relater des faits historiques présentés sous un angle original devant servir à faire cogiter le spectateur. Sur un scénario brillant et excellemment bien documenté signé Patrick Rotman, le film brille dabord par sa manière originale daborder le problème : sans démagogie, il ne cache rien des massacres et des tortures, qui pour la première fois deviennent lapanage des deux camps (les deux forces opposées massacrent des villages innocents, font régner la terreur, et usent de méthodes barbares, napalm, corvée de bois et gégène côté français, égorgement, émasculation, et ligaturage à base de barbelés pour le FLN), rappelant par là le côté universel (et donc particulièrement flippant) de la barbarie et de lhorreur. Cest dailleurs sur cette base que le film de guerre à proprement parler peut sépanouir. Siri nous propose ainsi des scènes hallucinantes de poursuites dans des grands espaces infiniment déserts (et paradoxalement étouffants et anxiogènes), des fusillades géantes et meurtrières au milieu de nulle part, pour finir en apothéose apocalyptique dans un grand bombardement au napalm précédent le massacre purement gratuit dun village isolé. Tout ceci sert de base pour illustrer le cheminement psychologique des personnages qui évoluent parallèlement aux évènements quils vivent. De cette violence exponentielle, de cette peur latente de mourir au milieu de nulle part, en résulte la fin dune innocence et de tout humanisme. Constat terrorisant tendant à démontrer que même lhomme le plus humaniste et porté par les meilleures intentions finit lui aussi par sombrer dans la barbarie par leffet de peur combiné à leffet de groupe.
« Le FLN a peut-être des méthodes barbares mais les vôtres valent pas mieux. On ne peut pas répondre à la barbarie par la barbarie »
Côté réalisation, on ne pourra que saluer la virtuosité de la mise en scène de Siri. Mêlant habilement les genres, il nen oublie jamais de soigner lesthétique de son film, qui passe par une image soignée, une photographie léchée aux teintes volontairement sépia, donnant une luminosité irréelle accentuant à la fois le côté passé des évènements, ainsi quune espèce daridité étouffante. En outre, il ne cherche jamais à faire dans le documentaire et privilégie toujours laspect cinématographique, avec des scènes de combats particulièrement bien travaillées et reconstituées, dont les effets visuels « à laméricaine » sont assez bluffants (la première scène de fusillade dans la pénombre à flanc de falaise, ou encore la scène du napalm). Côté direction dacteurs, cest là aussi le sans-faute. Si Benoît Magimel nous livre une impeccable composition toute en sensibilité contenue, cest Albert Dupontel qui impressionne le plus par son jeu nerveux et subtil. Le reste du casting est au diapason, avec une mention particulière pour le trop rare Aurélien Recoing, pour Eric Savin, et pour Fellag, qui apparaît le temps dune scène très poignante. Le choix de Siri de prendre de très jeunes comédiens (comme Vincent Rottiers et Anthony Decadi) pour jouer les hommes de troupe de Magimel savère pertinent, leur visage dadolescents rappelant également que se sont aussi les jeunesses que lon sacrifie dans labsurdité de ces guerres.
« Regarde cette cigarette. Cest toi. Quoi que tu fasses, tu ne sais plus qui tu es. Tu ne seras plus algérien et tu ne seras jamais français. Tu as perdu davance »
Scénario solide, mise en scène inspirée et soignée, et interprétation magistrale, « Lennemi intime » tient toutes ses promesses et simpose sans contestes comme lun des meilleurs films français de lannée. Film de guerre spectaculaire et crepusculaire, on ne pourra sempêcher de le comparer au « Platoon » dOliver Stone, dont le scénario, psychologique, demeure assez proche. Mais plus que tout, cest pour sa façon inédite daborder la guerre dAlgérie et sa volonté de remettre chaque élément à sa juste place, que « Lennemi intime » fera date. Dénonciation de la guerre, fin de tout angélisme, il dresse un portrait sans concessions dun conflit encore tabou de nos jours. Après « Indigènes », sorti il y a un an, « Lennemi intime » confirme une tendance de notre cinéma, visant à rétablir une certaine vérité politco-historique, à saffranchir dun certain nombre de tabous, tout en sefforçant à faire des films spectaculaires et de qualité. Voilà un film dont on ne ressort pas indifférent. Essentiel.
Commenter cet article