Le pont de la rivière Kwaï
« Les chances de réussir une évasion sont faibles . Mais celles de survivre au camp le sont encore plus. Renoncer à lidée de sévader, cest comme se résigner à attendre la mort »
En 1943, un régiment anglais interné dans un camp de prisonniers en Birmanie est affecté a la construction d'un pont stratégique en pleine jungle. Après s'être opposé à ce projet, le colonel cède aux exigences japonaises, au point de se prendre pleinement au jeu. Il ignore que de lautre côté du front, les britanniques préparent une opération commando afin de dynamiter ce pont avant que celui-ci ne permette dacheminer les troupes nipponnes vers les Indes
« Vous avez été vaincus mais vous n'avez pas de honte. Vous êtes têtus mais vous n'avez pas de fierté. Vous êtes durs mais vous n'avez pas de courage »
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A la base de ce récit, un événement véridique : la construction dun pont sur ladite Rivière Kwai, en Thaïlande, par les japonais et surtout par leurs prisonniers. Un pont de chemin de fer stratégique entre la Birmanie et la péninsule du Siam, qui sera bombardé (et détruit) par les alliés en 1943. Un fait militaire qui servira de base au romancier français Pierre Boule (qui verra également un autre de ses romans adapté à Hollywood : « La planète des singes »), qui en tirera un roman fictif, « Le pont de la rivière Kwai », publié en 1952 (Prix Sainte-Beuve la même année). Un roman pour lequel lauteur confiera avoir crée le personnage du Colonel Nicholson daprès des mémoires dofficiers français dIndochine. Fort de son succès, le livre sera donc adapté sur grand écran par le grand David Lean. Fort davoir réalisé une dizaine de films en près de seize ans, le réalisateur signe ici sa première grande fresque et son premier grand succès commercial (il réalisera dans les années qui suivent « Lawrence dArabie » et « Docteur Jivago »). Nommé 8 fois aux Oscars de 1958, le film repart grand vainqueur de la cérémonie avec 7 statuettes, dont celles de meilleur réalisateur, meilleur film, et surtout meilleur acteur pour Alec Guinness, qui coiffe sur le poteau le jeune Paul Newman, pourtant très remarqué dans « La chatte sur un toit brûlant ».
« Un jour, la guerre sera finie et les générations futures qui passeront par ce pont se souviendront de ceux qui lont bâti. Ils se souviendront quil naura pas été bâti par des esclaves mais pas des soldats britanniques »
Classique parmi les classiques des films sur la seconde guerre mondiale produit par le grand Hollywood, « Le pont de la rivière Kwai » savère être un film beaucoup plus fin et complexe que la plupart des autres. Ne se contentant pas de relater un épisode héroïque ou de glorifier tel fait darmes, le film de Lean sintéresse au contraire à un aspect plus psychologique, plus morale du conflit et des décisions des officiers. Car la construction du pont, si elle a son importance stratégique, ne sert quà mettre en exergue la confrontation entre les deux colonels japonais et anglais. Le premier, prêt à tout pour réussir sa mission et préserver son honneur, bafoue allégrement les codes et conventions internationales sur le droit des prisonniers. Face à lui, le colonel anglais, à lancienne, refuse de se plier à la barbarie. Deux personnages inflexibles qui ne se comprennent pas et se méprisent. Jusquà ce que leur guerre psychologique ne prenne un autre tournant, lorsque lofficier anglais décide de prendre en main lui-même la construction du pont, afin de remobiliser ses hommes et surtout dinfliger un revers psychologique aux japonais, le montrant la supériorité du savoir-faire des anglais. Mais ce dernier se laisse prendre à son propre piège, devenant prisonnier des mêmes objectifs que ceux de ses geôliers. Au point de le voir prendre parti pour les japonais et mettre en péril lopération menée par le commando allié pour détruire le pont. Avec ce personnage et son revirement total, le réalisateur pose clairement des questions dordre morale sur les limites de lhonneur, du devoir et de lobéissance. Il sinterroge également sur les frontières entre obligation et collaboration (les prisonniers nont pas le choix que de travailler à la construction du pont pour sauver leur peau, mais doivent-ils pour autant réaliser un pont « solide » ou au contraire saboter ou faire trainer le chantier ?). Par ce procédé et ces interrogations légitimes, Lean se livre à un édifiant et brillant réquisitoire contre labsurdité de la guerre, qui voit des officiers faire passer lhonneur devant la stratégie (pour Nicholson la réussite de lédifice est plus importante pour la gloire de ses hommes et de son pays que lenjeu stratégique même), ou des états-majors qui nhésitent pas à envoyer en mission suicide des hommes ayant encouru les pires risques pour sévader et sauver leur peau. Et dans une époque où les productions du genre faisaient ouvertement lapologie de lhéroïsme et du sacrifice des soldats américains, le film de Lean, totalement à contre-courant morale, fait office de véritable tour de force.
« Vous êtes exactement aussi fou que le Colonel Nicholson, avec votre héroïsme et votre honneur : savoir mourir dans les règles quand la seule chose qui importe, cest de savoir vivre comme un être humain »
Pour autant, « Le pont de la rivière Kwaï » nest pas exempt de tout reproche. A commencer par sa longueur. Car si Lean se révèlera être un adepte de la grande fresque romanesque de plus de deux heures trente, lexercice trouve quand même ici ses limites, avec notamment un réel manque de dynamisme (très peu dactions dans la première heure, centrée sur la partie de bluff psychologique entre les deux officiers) et un certain nombre de plans trop contemplatifs (linterminable traversée de la jungle), qui pénalisent logiquement le rythme du film. Dommage car le réalisateur a indéniablement un sens aigu de la mise en scène et du cadrage. Visuellement, le film est ainsi superbe, le Technicolor amplifiant le côté très exotique des sublimes décors. La musique est également prépondérante, le morceau sifflé par les troupes de Sa Majesté étant devenu depuis un classique, qui aura donné lieu à la scène culte de larrivée des soldats anglais dans le camp de travail japonais. Reste linterprétation impeccable des acteurs, en premier lieu celle dAlec Guinness. Avec un flegme on ne peut plus british, ce dernier se donne corps et âme à son personnage à lattitude des plus ambigües. Face à lui, on retrouve le très charismatique William Holden, qui, bien quhéritant un peu du même rôle que dans « Stalag 17 », se montre également irréprochable. Les seconds rôles sont tout aussi impeccables, à commencer par Jack Hawkins, et surtout au japonais Sessue Hayakama, qui obtiendra une nomination à lOscar du meilleur second rôle. Définitivement, Lean signe avec « Le pont de la rivière Kwai » une grande fresque romanesque qui brocarde clairement labsurdité de la guerre, tout en élevant la valeur de la vie par rapport à celle de la mort et du sacrifice inutile. Si on pourra toujours lui reprocher quelques longueurs, « Le pont de la rivière Kwaï » nen reste pas moins un très grand film.
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