Waitress
« Je ne veux pas de bébé, pas dennuis »
Quelque part au fin fond dun bled de lAmérique profonde. Jenna est serveuse chez « Joes dinner », où son sourire et sa gentillesse, et surtout ses excellentes et inventives tartes, contribuent allègrement au succès de létablissement. Malheureusement pour elle, malgré son talent et son joli minois, sa vie est loin dêtre un conte de fée. La faute à un mauvais mariage avec une sorte de primate macho et violent, tout droit sorti dune autre époque, le dénommé Earl. Alors quelle songe de plus en plus à le quitter, elle découvre avec horreur, un matin, quelle est enceinte de son mari. Ceci la conduit tout droit chez le nouveau gynécologue de la ville, le charmant et maladroit Dr Pomatter, dont elle tombe assez vite sous le charme avant de vivre avec lui une liaison torride. Entre son mari abject, son amant gentil mais marié, et le soutien inconditionnel de ses collègues et amies, Jenna se métamorphose petit à petit, tout au long de sa grossesse, se découvrant une force de caractère quelle ne soupçonnait pas, et acceptant enfin de faire le point sur sa vie, quitte à prendre de grandes et dévastatrices décisions
« Elle a beau être très douée en tartes, une chose est sûre, je ne lenvie pas une seule seconde »
Sans grande campagne de publicité, ce « Waitress », petite comédie romantique sans grand budget et sans grosse tête daffiche, serait certainement passé quasi inaperçu. Et ce malgré une bande-annonce alléchante, et des présentations saluées dans les médiatiques festivals de Sundance et Deauville en 2007. Si on a parlé un petit peu du film, cest, hélas, à cause dun tragique fait divers, en loccurrence lassassinat sordide de lactrice et surtout réalisatrice de ce film, Adrienne Shelly. Icône du cinéma indépendant américain, elle sétait illustrée notamment dans les films de Hal Hartley, et on lavait aperçue récemment dans « Factotum » (Hamer 2005). Auteur et réalisatrice talentueuse, elle avait également signée plusieurs pièces de théâtre à succès et était professeur de cinéma à lUniversité de New York. Ce « Waitress » restera comme sa troisième et dernière réalisation, mais également son dernier rôle à lécran.
« Votre rouge à lèvres bave comme après une grosse pelle. Quand vous aurez effacé vos écarts de conduite, je serais à ma table »
Malgré le nombre toujours croissants de blockbusters et autres productions exorbitantes grand public, le cinéma américain indépendant arrive encore à nous surprendre et à nous émouvoir sincèrement de temps en temps en sortant des petits films simples, sans effets spéciaux, nous parlant de gens et de galères ordinaires. On se souviendra forcément de films tels que « Garden state » (Braff 2005) ou « Sideways » (Payne 2005). Mais plus encore, par son sujet, ce « Waitress » fera penser à des films tels que « Bagdad Café » (Adlon 1987), « Potins de femmes » (Ross- 1990), « Beignets de tomates vertes » (Avnet 1991), ou encore « Denise au téléphone » (Salwen 1996). Car Shelly sintéresse ici aux femmes, à leurs aspirations, aux problèmes auxquels elles sont confrontées, et comment elles y font toujours face. Et le moins que lon puisse dire cest quelle réalise là un film très réussit et très émouvant. Bien sûr on pourra lui reprocher de jouer à fond la carte de la caricature (il ny a qua voir le personnage monolithique de Earl). Mais elle évite en permanence de sombrer dans le discours qui viserait à mettre tous les hommes dans le même panier, faisant des femmes des éternelles victimes. Son scénario est particulièrement bien construit et intelligent, et le personnage central de Jenna devient très vite attachant par son mélange de fragilité et de force insoupçonnée, daspirations à autre chose et dimpossibilité de changer de vie. La réflexion portée sur la grossesse et la maternité pourra surprendre surtout pour un film américain mais est dune rare justesse. Dautant que lensemble est toujours traité avec assez dhumour, histoire de rendre le film plus léger et de désamorcer les moments trop glauques. En cela, les recettes de tartes exprimant les pensées et les humeurs de Jenna constitue un véritable régal comique. Le tout pourra paraître quelque peu fleur bleu ou cucul, mais derrière ces apparences assumées, Adrienne Shelly réalise un film plus sensible et subtil quil ny paraît, sur lindépendance des femmes.
« Je donne peu, jattends peu, je possède peu, je me réjouis de ce que jai oui, je suis heureux »
Outre ses talents de scénaristes, Shelly nous aura prouvé ici quelle était toute aussi douée pour la réalisation. On saluera notamment le joli travail de la photographie et la lumière du film, qui offre des couleurs particulièrement chaudes et chaleureuses. On soulignera également la très juste direction dacteurs. Tour à tour sensible, fragile, introvertie, soumise et finalement portée par une force de caractère incroyable, la jeune et jolie Keri Russell explose littéralement devant la caméra de Shelly et forte de sa partition sans fautes, est sans conteste latout numéro un de ce film et sa révélation. A ses côtés, Cheryl Hines et bien évidemment Adrienne Shelly offrent des prestations savoureuses pour des personnages féminins hauts en couleur. Les hommes ne sont pas non plus en reste, et que ce soit lexcellent Jemery Sisto, Nathan Fillion, Eddie Jemison ou le vétéran Andy Griffith, tous contribuent pleinement à la qualité générale de linterprétation.
« Cette vie là te tuera. Reprend là à zéro. Il nest jamais trop tard »
Après le très réussi « Caramel » de la libanaise Nadine Labaki, ce « Waitress » propose une autre chronique féminine, peut-être plus romancée et cucul, mais tout autant savoureuse et émouvante. Fort dun scénario intelligent, et qui malgré un sujet délicat réussit à rester léger et truculent tout du long, et dune interprétation parfaite, Adrienne Shelly réalise ici un film personnel très maîtrisé et très réussit. Outre le caractère particulièrement dramatique de sa disparition, on ne pourra que regretter le départ dune réalisatrice particulièrement talentueuse qui semblait promise à un brillant avenir dans la réalisation et lécriture de films. Ce « Waitress » en est lultime preuve. Et mon coup de cur de cette rentrée.
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